Le Nouvel Age des Héros – L’ordre footballistique dans la modernité (1/3)
Première partie : Quatre-vingt-dix minutes de fébrilité
Dans la Première Leçon de son Cours[1], Auguste Comte présente l’évolution implacable de l’esprit humain comme une loi naturelle du monde social : ce filin incassable sur lequel l’Homme passe d’un état théologique – ou fictif – d’abord à un état métaphysique – ou abstrait – puis à un état positif – ou scientifique, ces passages successifs qui chacun rend obsolète et caduque le précédent.
Dans ce dernier état scientifique, la compréhension du monde suspend le pourquoi à l’exploration plus avant du comment, un jugement en apesanteur dans l’attente d’un regain de connaissances. Le monde devient ainsi une systématique épistémologique permanente. Toute politique – c’est à dire toute organisation de la cité – repose lors sur une rationalité mise au pinacle. Il n’est plus guère de place pour le songe, la vision, l’oracle, le sauveur. Seule une mécanique législative bien huilée, intangible, saurait expliquer le réel, tout irréel étant par ailleurs placé au rang du réel incompris.
C’est le monde, froid, mis à nu, désenchanté – Entzauberung des Welt – comme l’aurait dit un Max Weber dans L’Ethique protestante et l’esprit du capitalisme.[2] Pour tout romantisme, surtout pour tout Romantique, cette modernité positive ressemble au Pré d’Asphodèle[3] ravagé par une crue du fleuve Phlégéthon, comprendre, pour les plus sensibles d’entre eux, que ladite modernité anéanti tout ce qui rendait désirable l’existence physique.
Comme l’écrivit Friedrich Von Schiller : « Ils ont pâli, ces gais rayons qui jadis éclairaient mes pas ; ces brillantes chimères se sont évanouies, qui remplissaient le vide de mon âme : je ne crois plus aux songes que mon sommeil m’offrait si beaux et si divins, la froide réalité les a frappés de mort ! »
Ce positivisme propre à l’état scientifique ne cesse jamais d’être borgne, ou plutôt, il double de vue le « refoulement de la raison occidentale » comme le dirait Régis Debray. Cette cécité n’a rien de volontaire. Elle s’inscrit dans l’assèchement de l’incartare, l’incantation, au sens propre : donner du pouvoir par le mot. Par le verbe. La source de cette incantation, elle, se conserve intacte : un sacré. En ce domaine, le jeu, forme de communion collective de sortie du quotidien – mais point du monde – occupe une place particulière qu’il ne partage – par lien cathartique – qu’avec la guerre : mouvoir les corps ensemble dans un désir supérieur. Le sport trouve en ce désir sa ludicité, mais ne s’y épuise pas, y ajoutant, certainement, un certain dépassement charnel, un hors-de-soi recherché, attendu et récompensé. C’est là probablement une des clés de la dimension sacrale du sport : dépasser l’Homme par une visée apothéotique.
Le sport est de ces phénomènes archaïques – qui demeurent, sorte de bastion résistant à la congélation rationnelle. Réduit des temps anciens rassurant où se lovent quelque doriennes[4] défraîchies au sein d’un monde lucide et dévoilé certes, mais parcouru d’une atmosphère inquiétante, de vents gelant les os dans l’angoisse dévoyée du savoir. Son hégémon, trésor de simplicité parmi les siens, peuple les imaginaires, tapisse une mythologie rassérénée par le paradigme audiovisuel. De la favela brésilienne au Colisée du Camp Nou, en passant par les pelouses boueuses rayées d’albâtre des stades municipaux, une toile d’affects communs connecte des myocardes par millions. Tantôt l’œil, tantôt le pied, de haut en bas, les corps s’affûtent puis s’affaissent dans un même rythme, et toujours s’affairent les esprits pour un même objet : une balle perlée de pluie dans un périmètre en cage.
En cela, le football occupe une place de médium : il lie les Hommes et intercède en leur faveur avec cet enchantement, ce monde sensoriel que la modernité technique ne permet plus que difficilement d’atteindre. Il se fait médiateur de toute une série de fonctions et d’individus avec la mélancolie d’un monde passé et qui ne sera plus. Le football fait partie de ces institutions censées rendre la modernité intégrable dans l’existence de certains êtres qui ne la toléreraient pas sans, cette modernité si confortable matériellement mais sachant être brutale avec l’esprit. Lorsque le prêtre se déchoit de son perchoir, sa niche fonctionnelle est laissée partiellement vacante, laissant la place à quelques ersatz venant combler ce qu’il ne peut plus assurer dans l’extension de la compréhension du monde.
Rien ne saurait, dans la question qui nous préoccupe, renverser le football de son trône de maître sport, devenu, en un siècle, un totémisme quasi architectonique.
Cependant, le mot totémisme est probablement peu adapté. D’ailleurs, face à l’ampleur, à l’intensité, à la vive émotion, inévitable et implacable de la communion footballistique, c’est-à-dire confronté à la sphère d’affects qui se trouve au cœur du football, nul ne trouve de mot. Un mot, ou deux. Ou plus. Le mot qui qualifie dans l’exactitude permise le cérémonial footballistique.
Pourtant, ce rang, cette surélévation dans l’univers sportif tranche avec le nombre de lames dressées à la seule prononciation de son nom. Les passionnés du football, ceux qui le vivent autant qu’il vit par eux, ne comptent plus les entailles, les estafilades. Constamment, ils bataillent, luttent pour que l’incompréhension laisse place à la curiosité, à l’intérêt. Entre deux coups de taille du mépris et trois estocs de moqueries, ils s’acharnent à exprimer, à démontrer la richesse de cette passion qui les a pris si jeune et jamais n’a cessé de les dorloter, tantôt par la soie, tantôt par l’épine.
Qu’y-a-t-il de si grand – car il y faut bien de la grandeur – mais de si peu visible dans le football pour qu’autant y adhèrent quand tant d’autres le conspuent ?
D’abord, pourquoi ? Pour comprendre et penser l’ampleur du football. Rien qui ne soit aussi conséquent ne peut être aussi insignifiant que ses détracteurs le présentent, au moins par ce qu’il dit des Hommes qui supportent ledit objet détracté.
Le préambule interrogatif est assez simple : pourquoi le football s’est-il fait phénomène aussi mobilisateur, pourquoi véhicule-t-il autant de passions ? Pourquoi est-il devenu un objet aussi incontournable dans la modernité ?
Car en fait, il m’apparaît en première hypothèse que si le football est aussi incontournable, c’est parce qu’il synthétise dans le monde moderne ce qui lui manque : l’enchantement, vidé par le positivisme.
Son royaume sera parcouru en trois points.
Le football apparaît d’abord comme un ordre social ouvert, présentant des usages, des pratiques, en fait un ensemble cohérent de représentations de lui-même dont la conservation suscite controverses et débats(que l’on dit « première mi-temps »).
Ensuite, son paradigme en fait un fils romantique de la modernité (ce qui est un pléonasme) tout en contestant une part de la substance de la modernité (que l’on dit « deuxième mi-temps »).
Enfin, du délicat équilibre entre la primauté du collectif et la prouesse individuelle ressurgit la mythification héroïque, archétypale et simplificatrice certes, mais vivante : des joueurs d’exception ne réalisant la superbe de leur destin qu’au service du club, qu’au service de sa nation (que l’on dit « les prolongations »).
L’ordre et le rite
Religion Introuvable
Il est devenu banal d’associer le football à une religion. Une religion civile certes, dépourvue d’un Dieu, ou de dieux, mais un ensemble religieux tout de même. Ce rattachement n’a jamais paru satisfaire à une qualification adéquate du médium. La balle au pied elle-même n’échappe pas à cette loi d’airain des inclinaisons tenaces des cultures : le grand Pelé lui-même aurait dit : « Si je suis le Roi du foot, Benbarek en est le Dieu ».
Le vocable est devenu commode en Occident pour qualifier ce qui, même sans Dieu, touche au sacré, ou qui, par tropisme chrétien, ressemble – de loin – à une organisation ecclésiale. Que tout sacré relèverait de Dieu. Le monopole des révélations abrahamiques, en fait des Eglises chrétiennes sur la religiosité européenne en sont évidemment la source. Dès lors, tout ce qui ressemble à une religiosité, à une vénération, à une cérémonie tend à être assimilé à une religion.
Le décorum footballistique joue en la faveur d’une telle qualification. Le football a ses cathédrales – les stades, son bas-clergé – salariés et bénévoles, ses moines – les joueurs, son haut clergé – les responsables des fédérations et des ligues. Seulement, la comparaison s’arrête là, à une forme capillotractée.
Il y a bien, dans les étymons du mot religion, quelque chose de proprement footballistique. Religare et Relegere. Relier et relire, selon les racines perçues par Cicéron – religare[5] – et Lactance[6] – relegere – plus tard associées par Augustin d’Hippone dans la Cité de Dieu.
Relier, au sens où tous les Hommes se rassemblent en un ensemble commun, qui comme le soulignait Régis Debray, ne s’unit que par un élément extérieur, qui les transcende, ici le football. Quiconque fut un jour, témoin ou participant, d’une action de supporteurs, ayant assisté à une rencontre dans une tribune d’un club de supporteurs, a pu constater la ferveur, la geste comme un seul homme dont les groupes sont capables. Nulle marge d’appréciation quant au lien qui unifie, dépasse l’amalgame des individus en un bloc cohérent. Il y a entre le spectateur et le supporteur une différence de nature, plus que de degré de l’engagement, question d’un sentiment d’appartenance. Le spectateur est consommateur, il jouit du spectacle, est receveur. Le supporteur agit, participe non pas uniquement du spectacle mais de la réalisation sportive de soi.
Il est joueur, donneur, s’assied peu sur un siège qui signe davantage sa présence permanente dans l’enceinte sacrée du jeu. Sa vue se retire au second plan, la rencontre devient épisodique, un diaporama des pics d’intensité de l’engagement.
Passés ces supporteurs à la bougeotte active, d’autres, au moins aussi nombreux, plus taciturnes, à la mine circonspecte, s’abandonnent à leurs globes oculaires, laissant à leur cœur l’intensité d’une expérience introspective, croisant tous les doigts à leur disposition pour qu’une énième balafre de vaincu ne vienne marquer leur myocarde.
Vivons donc un peu l’expérience sensorielle, celle de votre alors non-sachant serviteur, un soir de février 2017, au Stade de la Route de Lorient de Rennes. Il faut imaginer s’asseoir – pour mieux se relever – dans le virage du Roazhon Celtic Kop, assister à la mise en branle de tous les échos d’une harangue fougueuse de quatre-vingt-dix minutes. N’espérez pas assister au spectacle, il s’est déjà repu de vous. Le doux visionnage se réserve pour les salons aux canapés douillets. La raison de votre présence en ces lieux, vous l’oublierez bien vite, pris dans la marée de bras levés auxquels vous ajouterez bientôt les vôtres. Votre rôle vous est donné : construire l’ambiance sans laquelle vous vous convainquez que votre équipe – au moins par intérim – ne pourra atteindre le paroxysme de ses capacités. Le bras glacé d’un hiver atlantique se saisit de tous vos muscles, chaque pore exposé de votre peau réagit à son contact hostile. Dans un millier de battements de cœur, vous lui rendrez grâce de rafraîchir vos membres surchauffés.
L’air ne sort plus de vos poumons que par jets, vos cordes vocales miment le sismographe. La fausseté de votre chant se perd dans les molécules de l’air en vibration, on tente en face de vous rendre la pareille, trop faiblement pour couvrir le concerto de ceux qui, désormais, sont vos camarades. Le temps n’existe plus, seule compte l’agitation collective. Au fond, vous savez vivre une expérience de comportement grégaire. Votre être n’est plus, « l’autre » non plus, votre réalité devient numérique : un nombre dans une ruche bourdonnante. Le coude d’un supporteur à la bougeotte généreuse vous rappelle à votre individu, subitement votre système nerveux pulse de signaux bioéléctriques censés vous rappeler quelque chose : la douleur. Les premiers démélés commencent. Un bien banal entassement en vérité, car il n’est le premier que par ordre d’apparition. La valse continue, vous vous oubliez de nouveau. Votre esprit se retire, laisse votre tronc cérébral assurer la régence. L’inconfort tactile permet à votre pensée le convoité repos. Dans un brelan d’heures votre sommeil sera serein.
L’issue de la rencontre est, pour les vôtre ce soir, le triomphe. Le sourire de cette victoire ne s’effacera que lorsque tous vos souvenirs le seront, gravé dans le marbre de vos synapses tant qu’un tailleur ne gravera une tombe pour vous.
Plus le club lutte et moins le supporteur regarde, l’œil perd sa prééminence, laissant sa place à un diumvirat de cordes vocales et de bras.
Si le supporteur regarde la rencontre en continu, celui-ci est un échec, une rencontre creuse, ennuyante, l’effort du joueur se fait moteur. Toutefois le club dépasse le collectif de jeu, l’incarnation institutionnelle de la salamandre ardente : les Hommes passent, le club reste.
Relire, processus de vérification et de véridiction du corpus de règles du football. Le sous-monde de la règle voit s’affronter les membres de la communauté footballistique, au nom de vertus supérieures, intégrées à l’ensemble de jeu : la justice, l’égalité voire l’équité des équipes. Les conflits se concentrent autour de la notion de victoire, qui doit être obtenue suivant un corpus normatif, ou par sa violation dissimulée. Parce que la victoire se mérite, découle de la qualité du jeu collectif, des performances physiques des joueurs, la règle ne peut venir favoriser les uns pour disqualifier les autres. Dans ces circonstances, départager les équipes en lice lors d’une rencontre, en cas d’égalité des scores, relève du sacerdoce. Ainsi longtemps, le règlement de Sheffield de 1871 imposait de rejouer la rencontre, notamment dans les compétitions mondiales jusqu’en 1970. Le but en or, véritable mort-subite, s’impose par la suite : le fonctionnement est simple, la première équipe marquant un but lors des prolongations emporte la victoire.
La prononciation de la victoire pu même être déléguée à Tyché, reléguant d’anciennes divinités à la sous traitance : en 1968, l’Euro est emportée par L’Italie, après qu’elle ait éjectée l’URSS… à pile ou face ! Enfin et toujours de nos jours, ce sont les tirs-au-but qui s’imposent. Car ces notions supérieures de justice et d’équité qui doivent s’imposer au football ne s’effacent guère. Il y a une morale collective dans l’ensemble footballistique, que la rentabilité du médium ne cesse de rappeler .
Cette morale ne doit s’envisager que comme le masque normatif nécessaire, le vêtement d’apparence objective. La faute, la transgression de la norme, ne s’embaume de cette nature qu’après détection, que sous la réserve impérative de tomber entre les cartons de l’arbitre.
Pas vu pas pris !
Relire la règle, son exégèse, sa téléologie, la sculpte à la mesure du temps. On ne pense pas le football, on ne pense pas au football de la même manière d’une décennie à l’autre. La balle au pied a ses respirations que les respirations des Hommes ignorent. Alors, on se bat, on débat, on se débat.
La médiologie s’invite à la table des idées. Les « progressistes » du ballon de moins en moins en damier en appellent à la vidéo, cherchant à ménager des moyens de preuve visuelle que seul le progrès technique permet. Il est vrai qu’il y a une certaine ironie dans l’exclusion de l’enregistrement vidéo du domaine des outils de régulation de l’arbitre, tandis que les cohortes de caméras du monde entier braquent leurs focales sur les muscles fatigués et les poumons éreintés. Les « traditionalistes » crient au scandale, il y a un périmètre dans lequel la technique ne doit pas entrer, celui du terrain de jeu, où seul le breuvage footballistique règne, sorte de mélange entre le corps et la tactique. Un domaine qui se refuse à la science de peur de gâter une magie subtile, raffinée, arabesques fragiles cumulées sur plus d’un siècle.
Derrière la vidéo, une vielle rengaine pointe de nouveau le bout de son nez, la recherche de la justice dans la vérité et la confusion entre juge et arbitre. Dans cette objectivation de la décision arbitrale – qui n’en est plus vraiment une de ce fait – se loge une recherche fantasmatique de la décision parfaite, du tranchant de Thémis, qui ne saurait souffrir de la moindre objection.
Au nom d’une mise à l’abri du scandale, de la controverse, c’est le récit footballistique qui est menacé, propos conservateurs s’il en est ! Aventure considérée comme parfaite dans ses imperfections, le football souffrirait, le football se mortifierait de ce refus des tourments revendicateurs, de l’interrogation de la décision arbitrale. Combien de légendes n’auraient connu ne serais-ce qu’un commencement de bourgeon sans un arbitrage suscitant les cris d’orfraie ? Les frimas du supporteur se maintiendraient-ils dans l’aseptisation d’un jeu aux dés d’ores et déjà jetés ?
L’arbitrage souffre des imperfections d’une subjectivité renvoyée à son fondement, l’imperfection humaine, qui toujours, tendrait à l’arbitraire – justement – de la décision. Puisque l’on ne peut avoir confiance en l’arbitre pour assurer la justice, potentiellement toujours entachée de ses choix personnels, de ses préférences, il faut éliminer au maximum cette imperfection naturelle. L’arbitre n’est pas éliminé, il est relégué à une fonction d’approbation, ne trame plus sa quête de l’ineffable forfanterie mais obéit à la tyrannie de la vue. L’égarement du joueur dans la faute – le péché ? – ne doit surtout pas dépendre d’un autre Homme, qui lui aussi peut fauter, mais de la raison sous sa forme la plus brute, sans saveur : la machine. Des circuits imprimés jaillit la vérité, la qualification unique, la seule qui vaille. L’optique d’une caméra dépourvue de sentiments – la faiblesse – abolit les distinctions pour ne plus souffrir de la discrimination : il y a désormais identité entre l’objectivité – de la machine, la vérité – de la qualification de faute, et la justice – que le joueur reçoive la peine qu’il mérite.
Ces vidéophiles n’entament-t-ils pas ainsi le roc du merveilleux footballistique ? En élargissant ainsi le domaine de l’algorithme[7] ne veulent-ils pas que le football rejoigne les rangs de la mathématique triomphante ? Ne rêvent-ils pas d’un football régi par une légistique répondant à toutes les questions, rassurante mais froide ?
Le supporteur vibrera-t-il autant si son sort ne tient qu’au triumvirat de l’acier, du verre et du cuivre ? Depuis que la vidéo a été introduite, chacun sait la réponse évidemment négative.
Vérifier le rite c’est prendre l’assurance de sa régularité, c’est s’assurer de sa prise avec l’évolution de la conception que les vivants se font de la transmission des morts, des anonymes supporteurs aux grands noms joueurs. C’est ce processus continu de contrôle de la régularité du rite que souligne Cicéron dans le De Natura Deorum. La transcendance de la règle rappelle à chaque acteur du football, si illustre soit-il, qu’il ne vaut, et ne vaudra jamais, l’œuvre footballistique dans son ensemble. Un appel, somme toute assez romain, au respect et à la frugalité de l’esprit contre l’hubris ou la mégalomanie, de ceux qui, trop doués pour avoir été simplement formés n’en restent pas moins des sujets de la passion commune.
Le football incarne un « fait social total », ainsi que se plaisait à le dire Marcel Mauss dans son Essai sur le don[8].
Miracle incontournable
La règle est aussi, par sa transgression, l’objet du miracle. Car qu’est-ce qu’un miracle sinon ce qui ne répond plus à la légistique du monde ? Il s’avère impossible d’évoquer le corpus légal du football sans traiter de la Mano de Dios, la main de Dieu de Diego Maradona lors du quart de finale du mondial de 1986 contre l’équipe d’Angleterre. Toucher le ballon de la main est un interdit, une transgression du sacré, ici une règle intangible qui ne peut faire l’objet d’aucune relecture. Maradona marque volontairement le but de la main, mais les arbitres, garants de l’orthodoxie de la règle, ne le voient pas ou feignent de l’ignorer. Cette faute est validée par les circonstances, la providence s’occupant de la légende.
Elle se poursuit.
Maradona a les jambes du Pégase. S’élançant depuis le milieu du terrain, il culbute la défense anglaise, tel un bélier perçant une barbacane de chair emmaillotée, anéantissant définitivement l’équipe de Bobby Robson. La « chevauchée fantastique » wagnérienne répond à la « main de Dieu » comme l’œuvre charitable répond au péché. Cette année-là, la coupe passera de l’Italie à l’Argentine.
Maradona trône par ce qui paraît à l’observateur une magouille, une fourberie, une fraude, une atteinte à la règle, pire des fautes pour celui qui ne saurait sortir de l’explication législative du monde. Pour le supporteur, la main ne peut qu’être signe d’élection : il est une magie sans laquelle le football ne parviendrait à un autre état que celui de mort. Cette magie, mauvaise ou bonne selon le point de vue, selon la faction, reste néanmoins une magie. Sors donc ce bras que tu me donnes à voir ! Voir, oui, car c’est bien le sujet. Maradona, sa légende, n’auraient pu être par la vidéo. Où l’on voit que la relecture de la règle influence par beaucoup le savoureux miellat du médium.
Les clubs, points d’orgue de la concentration des attentions et des passions des supporteurs – les équipes nationales étant irrégulièrement levées et relevant davantage de l’extraordinaire – témoignent de l’intense sentiment d’appartenance exclusif des hommes de football. Le club ne fédère pas simplement autour de ses aventures sportives, il suscite le sentiment d’appartenance, chacun formant sa petite république. Le poids des socios – on pense à Barcelone – le montre. On ne saurait ici esquiver l’incroyable aventure des Corinthians brésiliens, qui ont cherché, dans une démarche démocratique et libertaire, à faire de leur club, de leur petite entité, un vecteur de résistance révolutionnaire à la junte du maréchal Castelo Branco. L’expérience, radicale et unique, ne doit pas laisser pense qu’il s’agisse d’un archétype des clubs, plutôt une idiosyncrasie à la vertu illustrative pénétrante. Il n’est guère besoin de se dresser contre une junte pour ressentir appartenir au club !
L’administration du club, ses joueurs et l’équipe d’encadrement n’habitent pas seuls l’entité, ils y sont à vrai dire minoritaires. Les plus nombreux sont les supporteurs.
Le médium a une remarquable particularité de supporter quelques signifiants aux signifiés opaques et obscurs. La stupeur et l’émerveillement se logent dans ces brumes de sens : dans le système du football, l’amateur éclairé perçoit ce que son interlocuteur veut dire sans être lui-même en mesure de l’expliquer de manière concise, d’en capter le sens dans une forme simple et intelligible. Ce que l’on conçoit bien s’énonce difficilement, et les mots pour le dire arrivent brinquebalants : le sport à la sphère bicolore défait le « Régent du Parnasse » Nicolas Boileau, en apportant contradiction à ses célèbres vers dans l’Art Poétique[9].
Ici s’insère le mot captant tout le paradigme footballistique : nous. Une certaine élégance dans la simplicité, une puissance certaine dans la brièveté. Le supporteur ne parle jamais de son équipe à la troisième personne, au singulier comme au pluriel, toujours il s’inclut dans le collectif. Dans le club, il entre chez lui, il fait partie de la maison. Une défaite de l’équipe est faite sienne à la hauteur des victoires glorieuses comme celles sans gloire. Le supporteur n’esquive rien, il subit et se réjouit. Lié au club par l’esprit, son corps accompagne celui-ci dans la grandeur comme dans le déclin.
Emile Benveniste soulignait que les mots « religion » et « ordre » s’associaient en un étymon commun indo-européen, arta, intraduisible reconstitution de temps immémoriaux. Probablement que, s’il devait exister un mot pour qualifier le club, il relèverait d’une langue disparue, car comme tout archaïsme, le football reste esseulé ; Une enclave enchantée dans un monde scientifique. Une réserve pour les plus romantiques des Hommes, ainsi que nous le verrons la prochaine fois.
Killian SCHWAB
[1] Paru de 1830 à 1842 en six volumes
[2] L’Ethique protestante et l’esprit du capitalisme , Max Weber, 1907, Agora, Editions Pocket (1991)
[3] Le Pré d’Asphodèle est le lieu des Enfers où séjournent les morts qui n’ont été ni héroïques ou vertueux, ni mauvais durant leur existence. Parfois, on y rattache les fameux « Champs Elysées » où séjournent les héros, mais où l’on trouve également la demeure de Hadès et de Perséphone son épouse.
[4] Le style dorien ou dorique est un des trois styles architecturaux des colonnades grecques. C’est le plus ancien et le plus sobre des trois ( les deux autres étant, dans l’ordre d’ornementation, les styles ionique et corinthien).
[5] De la Nature des Dieux- De Natura Deorum- Cicéron Collection La Roue à Livres, Edition Les Belles Lettres, 2012
[6] Epitomé des Institutions Divines, Lactance, Collection Sources Chrétiennes, Editions du Cerf.
[7] Anecdote : le mot « algorithme » vient d’une déformation du nom du mathématicien arabe du IX eme siècle Al Khwarizmi, qui introduit les chiffres indiens que nous utilisons aujourd’hui en Asie occidentale, par après en Europe .
[8] Essai sur le don, Marcel Mauss, Presses Universitaires de France (PUF), 2012
[9] L’Art Poétique, Nicolas Boileau, Nouveaux Classiques Larousse, Editions Larousse, 1991