La nation française comme horizon des bretons – 2/2
Comme nous avons essayé de le démontrer dans la première partie de cet article, le destin de la Bretagne ne peut être qu’intimement lié à celui de la France[1]. Paradoxalement, c’est cette intimité très forte qui empêche la cohabitation entre deux corps politiques distincts. Dès lors, s’il ne doit en rester qu’un, il s’agit d’une lutte à mort. Pour tuer la nation française, il faut tuer ses représentations, tâche à laquelle ont décidé de se vouer les nationalistes bretons, avec leurs alliés de circonstances.
Deuxième partie :
La vaine tentative de déconstruction des représentations nationales :
Une entreprise illustrant les limites du contre-roman national breton
Nous verrons d’abord en quoi la déconstruction de la nation française passe par celle de ses représentations (I), puis nous expliqueront en quoi cette opération montre en elle-même les limites des prétendues aspirations nationales bretonnes (II).
I) Le caractère essentiel des représentations dans l’existence de la nation française
Le particularisme français
La France a ceci de particulier que sa construction nationale fut concomitante à celle de son Etat, si bien que d’aucuns affirment sa naissance comme purement artificielle, et ne tenant qu’à une succession de volontés individuelles, celles de ses « grands rois » pour certains, celles des « grands hommes » de la IIIe République pour d’autres. Cette affirmation est en réalité partiellement vraie. La nation française s’est déployée tel le lierre sur le tronc de la monarchie capétienne, mais ce n’est pas cette dernière qui lui a, à proprement parler, donné vie. L’Etat fut le tuteur, et non pas le créateur de la nation.
Comme tout corps politique, une nation est une réalité, un fait politique affirmé dans le temps. Son existence se constate, et ne se décrète pas. Nous avons un exemple actuel assez concret avec l’Union européenne. L’intégration juridique progressive, la convergence des systèmes légaux et judiciaires, une base civilisationnelle commune, une monnaie commune, des organes institutionnels en commun, une libre circulation des habitants de cet espace géographique, n’ont pas permis l’émergence d’une nation européenne. Et pourtant, que de volontés, et non des moindres, ont œuvré en ce sens. Au contraire, à chacune des crises successives, celle du coronavirus étant la plus virulente, ce sont les nations qui se sont rappelées au bon souvenir des peuples.
Il en va de même pour la France, et c’est prêter un trop grand pouvoir à nos anciens monarques que de les voir comme des démiurges engendrant peuples et nations. La France est avant tout un produit de l’Histoire. Son existence tient à une succession d’événements qui ont placé sa trajectoire sur un axe. De la conquête romaine à la libération en 1945, nous ne sommes que le produit de ce que nous avons vécu. Il est vrai que sans la pérennité d’une longue dynastie, comme celle des capétiens, sans la volonté de puissance et la centralisation administrative progressive de rois en avance sur leur temps, la France n’eut pas été celle que nous connaissons aujourd’hui. Néanmoins, il est impossible d’affirmer qu’elle n’existât point pour autant. Cet Etat a servi de patron à la nation, mais il s’est également appuyé sur elle pour assoir son autorité, ce qui explique qu’il a largement contribué à sa consolidation, par l’élaboration de représentations communes, permettant aussi d’unifier les membres très différents de ce corps politique. Cette consolidation nous semble décisive, tant la diversité française l’éloigne d’une quelconque objectivité dans ses critères d’appartenance.
La France ne va pas de soi. En tant qu’isthme, elle est un carrefour au sein de l’Europe. Bordée au Nord, par le monde celte et anglo-saxon, au Sud par le monde latin, et à l’Est, par le monde germain. La France fut éreintée pendant un demi-siècle entre catholicisme et protestantisme, et même si le premier l’emporta sur le second, il serait malhonnête de ne pas voir une influence calviniste, notamment dans le midi. La France fait le lien entre la mer du Nord, lien entre nations commerçantes et libérales comme l’Angleterre, la Hollande, ou le Danemark, et le monde méditerranéen, interface entre l’Orient, l’Afrique et l’Europe. Au sein même de la France, les travaux d’Emmanuel Todd nous montrent que la structure anthropologique de base qu’est la famille n’est pas homogène, loin s’en faut, et que la France est le seul pays d’Europe à présenter les quatre systèmes de structures familiales sur son territoire.[2] Les Français ne sont pas des exemplaires d’Hommes fabriqués en série, et c’est ce qui fait la richesse de notre pays.
Cette diversité, si elle est le terreau du génie français, nous pousse cependant à réfléchir sur les liens qui maintiennent une cohérence et une identité commune à l’ensemble. C’est là précisément le rôle des représentations.
Les représentations nationales
Une représentation, est une image mentale partagée, un inconscient collectif. Elle cristallise dans l’esprit des individus constituant un groupe, une série de stéréotypes qui, assemblés, forment une véritable scène. La représentation n’est pas que le cliché, qui tombe dès qu’il est confronté à un contre-exemple pratique, elle est bien plus que ça. La représentation est structurante, elle sert de fondation, permettant l’édification d’autres représentations plus fines, plus subtiles, s’enchevêtrant les unes dans les autres pour aboutir à une sorte de rhizome complexe. Les représentations nationales structurent le sentiment d’appartenance à la nation, elles le cimentent, mais elles ne le précèdent pas.
Les représentations permettent également d’établir des modèles. Nous pouvons prendre pour exemple celui des « Neuf preux »[3], largement répandu dans la société médiévale, sanctifiant les récits des épopées de grands chevaliers, et posant les vertus attendues des membres de ce corps. Aujourd’hui, la société néolibérale cultive à l’excès le mythe du self made men, légitimant une inégalité matérielle de départ entre les individus. Les représentations permettent également aux puissances coloniales modernes de maintenir leur assise culturelle auprès des peuples vassaux, comme les Etats-Unis auprès des différents peuples européens.
La France a ceci de particulier que les représentations ont toujours eu un rôle fondamental dans la légitimation de son existence. Nous pourrons renvoyer le lecteur ici aux travaux de l’historienne Colette Beaune, qui montre comment la dynastie capétienne, de manière habile, a pu asseoir sa légitimité grâce à toute une série de représentations. D’abord en cherchant à établir une continuité par le sang avec la dynastie carolingienne (elle-même ayant effectué la même manœuvre avec la dynastie mérovingienne). Aussi, dès le XIIe siècle furent rédigées des chroniques du Royaume, véritable roman national avant l’heure[4]. Le professeur Colette Beaune a d’ailleurs cette formule merveilleuse « ce sont les historiens qui créèrent la nation »[5]. Ces œuvres, appartenant plus au genre littéraire qu’à l’étude historique, eurent pour vocation de créer une continuité entre des âges glorieux et les temps présents.
La IIIe République n’inventa rien en réalité, lorsqu’elle créa le roman national, et qu’elle imposa dans les salles de classe, la formule restée célèbre « nos ancêtres les Gaulois ». Cette convention allégorique[6] avait un double objectif : celui de donner une origine commune abstraite à tous les enfants français, et celle de commencer l’histoire de notre pays[7].
La popularité de la bande dessinée Astérix, éditée bien plus tard, montre la persistance de cette représentation, bien qu’elle ait été abandonnée dans les manuels scolaires. Les monuments aux morts, les chansons, la langue et ses expressions, et surtout, l’histoire, sont des vecteurs de représentation. Par la suite, le cinéma, en sera un autre. Imagine-t-on aujourd’hui la nation américaine sans Hollywood ? John Ford, n’évoquait-il pas clairement son œuvre de conteur lorsqu’il disait « entre la légende et l’histoire, je choisirai toujours la légende. » [8] ?
Tous les corps politiques, et leur substrat, les peuples, lorsqu’ils prirent conscience de leur existence, ont toujours secrété des représentations d’eux-mêmes, de leur origine, de leur passé. Certains ont même des représentations de leur présent, tels les Français depuis 1970 et la fin du rêve gaullien, se voyant petits, misérables, fainéants, racistes, égoïstes, bêtes, pleutres, alors qu’ils sont encore la 6e puissance économique mondiale, l’une des meilleures armées du monde, que leur langue est la 6e langue la plus parlée sur la planète et qu’elle aura entre 700 et 800 millions de locuteurs au milieu du XXIe siècle, l’un des meilleurs pays en terme d’indice de développement humain, l’une des rares nations à être capable techniquement de produite un avion de combat, un sous-marin nucléaire ou un porte-avion, ce pays qui est reconnu encore par-delà le monde comme le berceau d’une douceur et d’un art de la vie[9].
La force des représentations nationales a pris plus d’importance aujourd’hui car il s’agit du dernier lien, avec l’habitude, qui fait prendre conscience aux Français qu’ils existent en tant que nation. La monarchie, par le truchement des serments d’allégeance féodaux et par son rôle sacré, servit de lien pendant des siècles, entre des gens qui ne se comprenaient parfois même pas, qui venaient d’univers très divers, comme nous l’évoquions. Ce lien éliminé, la République posa en lieu et place des idéaux immatériels, ceux de la raison, de la liberté, de l’égalité, de l’universalisme. Pour les Révolutionnaires, la France avait un rôle à accomplir, celui d’émanciper les peuples. L’opération réussit si bien qu’ils se retournèrent contre elle, et que la réaction à la domination française fit naître, entre autres, les Allemands, en tant que peuple. Waterloo puis la restauration ne mirent pas fin à ce rêve. Le XIXe siècle, le mouvement romantique, le courant des nationalismes européens, libéraux, et donc, à gauche de l’échiquier politique de l’époque, firent battre comme jamais ces idéaux dans le cœur des Français. L’habileté politique de Louis-Napoléon Bonaparte, trait qu’il partageait avec son oncle, fut de sentir cette ambiance, cette aspiration à la grandeur, ce souffle qui le porta au pouvoir. A dire vrai, ce n’est qu’à la suite de la décolonisation, de la perte de débouchés commerciaux pour le grand patronat, la mort du rêve universaliste mondial, que les Français perdirent leur but transcendantal. La parenthèse gaullienne imposa un redressement national, mettant fin, pour un temps – hélas ! – à un avachissement collectif généralisé, et présentant un nouveau paradigme unificateur : celui de l’indépendance nationale, et de l’affirmation de soi, de la persistance dans son être malgré les blocs soviétiques et américains. A la mort du Général, la statue du commandeur abattue, les Français n’avaient plus de projet commun à suivre. Déracinés, désœuvrés, désabusés, ils furent jetés dans la société de consommation, avec leurs seules représentations nationales comme ferment d’unité. La nation française ne s’appuyant plus sur un projet de présent et d’avenir, ne pouvait plus se reposer que sur des images d’elle-même et de son passé. Ces tableaux mémoriels sont encrés et ne peuvent disparaître du jour au lendemain, mais ils ne sont qu’une rustine placée sur le trou béant d’une coque, celle d’un grand bateau ivre errant sur les mers, l’équipage ne tenant que par l’espérance d’échouer sur la plage d’un quelconque pays de cocagne.
Pour tuer la nation française, il n’est plus nécessaire de briser un élan irrésistible, mais simplement d’abattre des murs porteurs, ceux des représentations. C’est précisément la raison pour laquelle, les nationalistes régionaux tentent, sous couvert d’une historicité scrupuleuse, de brûler, voire de culpabiliser, le passé national français. L’alliance avec les ennemis en tout genre de la France, de l’Union européenne aux prétendus indigénistes ou décoloniaux, va alors de soi. Des contre romans historiques émergent, présentant les Français comme la lie de l’humanité, contraints à demander le pardon éternel pour l’ensemble de leur œuvre qui ne peut être qualifiée que de diabolique.
Cependant, sous couvert de défendre une vérité historique dissimulée – théories parfois proches d’un esprit qu’on qualifierait pour d’autres thèses de complotiste – ces contre-romans présentent évidemment des failles similaires en raison des biais idéologiques qu’ils portent, et qui conduisent leurs thuriféraires à reproduire les mêmes travers qu’ils prétendent par ailleurs dénoncer : omission de certains faits, grossissement décontextualisé d’autres, recours au symbolisme anachronique. L’exemple de Du Guesclin est à cet égard édifiant, et c’est d’ailleurs la raison pour laquelle nous sommes partis de son cas pour aboutir à ce propos.
II) Les limites du contre-roman national breton
L’impasse politique d’une identité objective
Nous l’expliquions plus haut, pas plus que la France, la Bretagne ne pourrait légitimer son existence en tant que nation par des critères objectifs tels que l’ethnie, la langue, la géographie ou plus généralement la culture. Ces identités, prétendument objectives, sont en fait généralement elles-mêmes le fruit de représentations. Il est amusant de voir des nationalistes animés d’un panceltisme pour justifier leur identité propre, dans une région où plus d’un tiers de la population a toujours conserver un idiome latin[10], où aucune des « capitales » revendiquées, Rennes et Nantes, n’a parlé de dialecte breton, où plus du tiers du PIB se situe en Haute Bretagne, non bretonnante[11]…
L’incohérence d’une telle identité, malgré des tentatives de remises au goût du jour de représentations celtisantes et une promotion forcenée du « breton », suffit à montrer que le projet est mort-né. Au fond, les différentes autonomies régionales ne sont qu’un pis-aller, un lot de consolation pour des carrières politiques nationales ratées. Le petit baron se sent prendre de l’ampleur en même temps que sa baronnie se trouve dotée de prérogatives supplémentaires. Comme pour les autres régions, la Bretagne voit la coloration politique de son conseil régional influencée rigoureusement par le calendrier national.[12]
Dès lors, si la nation bretonne ne peut être objective, elle serait subjective, et donc, devrait résulter d’un sentiment d’appartenance partagé. Or, ce sentiment collectif est, depuis fort longtemps, le sentiment d’être français. Nous en revenons à notre propos précédent, la place laissée vacante par la France est occupée par une identité de substitution. Cependant, l’approche politique des forces bretonnantes n’est pas de créer un autre pays, distinct de la France, mais d’ériger, selon la mode du moment, une communauté dans l’Etat.
Un sentiment victimaire confinant à une place de minorité
L’époque n’étant pas à la verticalité, mais plutôt à l’horizontalisation des rapports politiques – toute allusion à l’attitude de nos représentants et dirigeants, spécialistes mondiaux de l’aplaventrisme face à tout et tout le monde, n’est que fortuite – les nationalistes bretons n’échappent pas à cette tendance. En effet, loin de se concevoir comme une nation souveraine, indépendante, assises sur la majesté d’un Etat, la « Bretagne libre » dont rêvent certains ne quitteraient le joug parisien que pour un autre. Les implications du choix de la souveraineté sont trop lourdes, elles exigent trop de sacrifices, imposent une lutte interminable que personne ne semble prêt à porter. Préparer une indépendance de la Bretagne reviendrait à préparer une sortie de la péréquation nationale française, mettre un terme aux flux de redistribution du PIB francilien vers l’Armorique. Quid de la monnaie ? Quid de la diplomatie ? Quid du marché européen ? Trop de questions compliquées, il est plus simple d’aller se réfugier dans les contre-représentations, de surinvestir le terrain symbolique, et la mémoire victimaire.
Nous pouvons souligner ici les relations ténues, et mêmes gênantes pour la diplomatie française, qu’entretient la municipalité de Rennes avec les représentants de la minorité kurde de Turquie. L’analogie est assez rapidement franchie, hors des colonnes de journaux, lors de rencontres entre ces groupes d’amitiés, entre une minorité opprimée d’une part, et une minorité en devenir qui fantasme un passé d’oppression. Car c’est là, le champ que souhaitent investir, d’abord, les nationalistes bretons. Incapables de se constituer en corps politique, et donc en entité autonome, ils investissent le champ de bataille des luttes des minorités. Les Bretons seraient une communauté au sein de la communauté nationale, que l’on aurait brimée, assimilée contre sa volonté, voire colonisée (mot compte double) ! En sus de la repentance morale de l’Etat, des subsides sont évidemment demandés : de l’autonomie en matière réglementaire, avant d’aboutir à de l’autonomie en matière législative et fiscale. En somme, il s’agirait d’une rupture du pacte républicain. Quel curieux progrès que celui de revenir à l’Ancien régime…
Alors, on se bat pour le rattachement d’un département à sa région, sans se poser la question du rôle politique de celle-ci, sans avoir de vision politique d’une telle institution. On réinvente une langue qui ne fut jamais parlée, dans les bibliothèques universitaires d’une ville non bretonnante, puis on l’impose dans des classes de petits effectifs, prisées par les parents en quête du meilleur pour leur progéniture. Le folklore, lorsqu’il devient une fin en soi, est une prothèse pour eunuque : il n’a pas pour but de remplacer l’essentiel, mais simplement de meubler le vide.
Et qui de mieux, pour satisfaire, stimuler et reproduire ces « sentiments » partagés et entretenus par une poignée, que Bruxelles ? Mère de toutes les causes antinationales, c’est évidemment avec un œil attendri que l’Union regarde de loin ces ferments de discorde et de dysfonctionnement interne au sein de l’un des plus vieux Etats nations du continent. Le marché est assez alléchant : l’UE s’occupera de la politique, du budget, des finances, de l’impôt, de l’armée, de la diplomatie, en somme de l’essentiel, et laissera libre cours à toutes les initiatives visant à commémorer tel bataille face aux odieux Français, réformer la grammaire ou apposer le drapeau parmi les emojis des réseaux sociaux. Quel bel avenir…
L’avenir de la Bretagne que souhaitent le camp antinational français se cantonne donc à une sorte de république socialiste comme l’Ouzbékistan, Bruxelles et Frankfort remplaçant Moscou, une réserve identitaire sans aucune existence politique réelle, diluée dans un bloc de près de 450 millions d’habitants, sans aucun attachement historique ou culturel commun.
Parce que ce projet est vide, il est vain. Ces tentatives finiront, comme d’autres avant elles, par mourir sur le granit de nos falaises, l’écume de ces motivations perverses se dispersant dans les remous de la houle de l’Histoire.
Pourquoi la France fut, est, et sera l’avenir des Bretons
Le retour de la question identitaire bretonne est un symptôme, et non pas une cause. La racine du mal se situe au-delà des conflits de représentations, qui n’existent que par une complicité lâche de l’Etat français, et qu’il serait assez aisé de renverser en réalité. Les identitarismes régionaux sont le signe d’une crise social et politique profonde : notre absence de projet de société.
Le XXe siècle finissant, et avec lui le rêve européen, aspiration universaliste de substitution pour notre nation, nous devons nous trouver une nouvelle raison d’être. Encré à un continent mourant, à la démographie déclinante, prostré dans les affres de la post-modernité, notre destin n’est pas (uniquement) européen. Nous devons prendre acte que l’axe du monde n’est plus l’Atlantique, mais le Pacifique, comme l’avait très bien deviné en son temps Carl Schmitt.[13]
De ce fait, nous ne pouvons plus seulement nous concevoir comme une nation terrienne, continentale, qui, alliant ses forces avec celles de ses voisins, pourrait de nouveau partir à la conquête du monde. Trop de Français oublient que notre pays est davantage bordé par les eaux que par la terre[14], que notre plus grande frontière terrestre n’est ni avec l’Allemagne, ni avec l’Espagne, mais avec le Brésil (par la Guyane). Nous sommes également présents dans l’Océan Pacifique, avec la Nouvelle Calédonie, Wallis et Futuna, ou encore la Polynésie française. Cette dernière représente à elle seule une superficie maritime plus vaste que le territoire de l’Union européenne[15].
Nous avons donc des assises localement, et des hommes sur place, mais pas assez. C’est ici qu’interviennent les Bretons. De tous les Français, ils sont ceux qui se sont toujours démarqués dans les grandes entreprises humaines, souvent périlleuses. Nous aurons besoin de cette âme qui anima nos grands corsaires, nos armateurs malouins, nos routiers du pays de Rance, mais aussi nos paysans qui défrichèrent cette immense lande, et l’abnégation de leurs fils qui quittèrent leur terre pour la capitale et ses usines. Les Bretons ont ceci de particulier que vous en rencontrerez partout en France, se sentant chez eux en tout endroit de notre pays, mais aussi partout dans le monde[16], véritable avant-garde de la nation. Certes, ces aventures ne les détachent pas complètement pour autant de leur terre, vers laquelle ils finissent toujours par revenir et couler des jours heureux à l’automne de leur vie. Chacune de nos régions, chacun de nos terroirs dispose de son esprit, de son génie propre, l’ensemble formant l’heureuse diversité française dont nous parlions plus haut. Le génie des Bretons est celui-ci : avoir des racines profondes et solides, mais qui ne les empêchent pas de répondre à l’appel du grand large.
Loin de l’assignation à résidence communautaire à laquelle le nationalisme breton semble s’être résigné, le nationalisme français peut (et doit) proposer un nouvel élan national, une nouvelle geste gaullienne, un nouveau souffle révolutionnaire, en somme, un nouveau rôle à jouer pour la France dans cette grande tragédie qu’est l’Histoire.
Alors que nous entrons dans un siècle de négation de l’individu en tant que personne, d’uniformisation et d’aliénation des peuples et des mentalités, de domination écrasante de quelques-uns sur la masse, de retour à une vision tribale de l’humanité, le monde n’a jamais eu autant besoin d’une voix dissonante, portant loin pour ceux qui ne peuvent se faire entendre. Un grand combat doit être mené pour la liberté des Hommes, l’égalité des nations, la diversité des peuples, la mise à bas des nouvelles féodalités désormais mondiales.
C’est par un projet vitaliste que nous sortirons de l’impasse identitaire. Les Français, d’où qu’ils soient, ont besoin d’une nouvelle transcendance, d’un nouveau récit à écrire. Les Bretons n’échappent pas à cette disposition politique. Ils ont toujours su remplir des rôles capitaux dans nos divers projets, et cette fois encore, ils ne manqueront pas à l’appel.
L’ampleur de la tâche ne doit pas nous paralyser, mais au contraire nous conférer une forme de quiétude. Nous nous devons, si l’Histoire est ainsi faite qu’il n’y a plus d’avenir pour nous, de ne laisser tomber le rideau qu’après une lutte acharnée, et de garder de l’élégance et de la dignité pour notre dernière tirade, ne serait-ce que pour la postérité.
Anthony Véra-Dobrões
[1] Cf : L’anachronique prétendue trahison de Bertrand du Guesclin
[2] Emmanuel Todd : L’invention de l’Europe.
[3] Trois preux bibliques : David, Judas Macchabé, Josué ; trois preux païens : Hector, Alexandre le Grand, Jules César, trois preux chrétiens : Arthur Pendragon (connu sous le nom du Roi Arthur, personnage fictif), Charlemagne, et Godefroy de Bouillon. Certains auteurs proposèrent de rajouter deux preux : Bertrand du Guesclin et Jeanne d’Arc. Les preux sont des modèles de la chevalerie, le jeune écuyer étant invité à en prendre un pour source d’inspiration de ses actes et de ses décisions.
[4] L’on parlait d’ailleurs de Romans des rois.
[5] Colette Beaune : La notion de nation au Moyen-Âge – Communications, 45, 1987. Eléments pour une théorie de la nation. pp. 101-116
[6] La formule vient d’une citation apocryphe du feu roi Hassan II du Maroc, rapportée par Philippe de Villiers.
[7] On notera que le choix des Gaulois n’est pas fait par hasard, et qu’il marque bien la volonté d’inscrire la patrie dans une lutte face à l’envahisseur impérial, jadis transalpin, et alors prussien. Mais aussi pour affirmer une distinction avec l’idéal monarchique de la naissance de la France datée du baptême de Clovis.
[8] Nous profitons d’ailleurs de ces lignes pour exprimer notre désarroi face à l’incapacité – ou, plus probablement, le manque de volonté – des pouvoirs publics à produire un cinéma historique national patriote, producteur de représentations mélioratives des Français vis-à-vis de leur pays et d’eux-mêmes. L’histoire de France fut une véritable source d’inspiration romanesque pour les plumes d’Alexandre Dumas, de Victor Hugo ou de Maurice Druon, et des scénaristes un peu inspirés n’auraient que peu de difficultés pour faire émerger des héros modernes de fresques anciennes. Qui sait, le financement participatif palliera peut-être ces carences à l’avenir.
[9] On se demande ce que devraient se dire les autres nations !
[10] https://www.insee.fr/fr/statistiques/3681924
[11] Statistiques de 2005
[12] Pour nos lecteurs souhaitant approfondir le sujet, nous ne pouvons que les renvoyer vers l’article de Killian Schwab : Décentralisation, trois actes sans finir une pièce. https://www.cercleduguesclin.fr/2020/12/11/decentralisation-trois-actes-sans-finir-une-piece/
[13] Carl Schmitt – Terre et mer – Editions Pierre-Guillaume De Roux (2017)
[14] Nous renvoyons à l’article de Romain Petitjean : Guerre d’horizon sans rivage.
[15] La ZEE polynésienne est d’une superficie de 5,5 millions de km², tandis que l’Union européenne couvre un territoire de 4,4 millions de km².
[16] Pour reprendre le bon mot qui m’a été soufflé par le camarade Romain Petitjean : On peut faire une distinction ainsi entre Bretons et Grand-Bretons : Churchill disait que « c’est un droit inaliénable pour chaque Anglais de vivre où bon lui semble », on pourrait dire que « c’est un trait de caractère inaliénable pour chaque breton d’être bon où qu’il puisse vivre ».